Paroles de poètes
Raisons de vivre heureux
L'on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : Raisons de vivre heureux.
Pour moi du moins, ceux que j'écris sont chacun comme la note que j'essaie de prendre, lorsque
d'une méditation ou d'une contemplation jaillit en mon corps la fusée de quelques mots qui le rafraîchit et le décide à vivre quelques jours encore. Si je pousse plus
loin l'analyse, je trouve qu'il n'y a point d'autre raison de vivre que parce qu'il y a d'abord les dons du souvenir, et la faculté de s'arrêter pour jouir du présent, ce qui
revient à considérer ce présent comme l'on considère la première fois les souvenirs : c'est-à-dire, garder la jouissance présomptive d'une raison à
l'état vif ou cru, quand elle vient d'être découverte au milieu des circonstances uniques qui l'entourent à la même seconde. Voilà le mobile qui me fait saisir mon
crayon. (Étant entendu que l'on ne désire sans doute conserver une raison que parce qu'elle est pratique, comme un nouvel outil sur notre établi). Et maintenant il me faut dire
encore que ce que j'appelle une raison pourra sembler à d'autres une simple description ou relation, ou peinture désintéressée et inutile. Voici comment je me justifierai :
Puisque la joie m'est venue par la contemplation, le retour de la joie peut bien m'être donné par la peinture. Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la
mémoire des objets de sensations, voilà exactement ce que j'appelle raisons de vivre.
Si je les nomme raisons, c'est que ce sont des retours de l'esprit aux choses. Il n'y a que l'esprit pour rafraîchir les choses. Notons d'ailleurs que ces raisons sont justes ou valables seulement si l'esprit retourne aux choses d'une manière acceptable par les choses : quand elles ne sont pas lésées, et pour ainsi dire qu'elles sont décrites de leur propre point de vue.
Mais ceci est un terme, ou une perfection, impossible. Si cela pouvait s'atteindre, chaque poème plairait à tous et à chacun, à tous et à chaque moment comme plaisent et frappent les objets de sensations eux-mêmes. Mais cela ne se peut pas : il y a toujours du rapport à l'homme... Ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l'on ne peut aucunement sortir de l'homme.
Du moins, par un pétrissage, un primordial irrespect des mots, etc., devra-t-on donner l'impression d'un nouvel idiome qui produira l'effet de surprise et de nouveauté des objets de sensations eux-mêmes.
C'est ainsi que l'œuvre complète d'un auteur plus tard pourra à son tour être considérée comme une chose. Mais si l'on pensait rigoureusement selon l'idée précédente, il faudrait non point même une rhétorique par auteur mais une rhétorique par poème. Et à notre époque nous voyons des efforts en ce sens (dont les auteurs sont Picasso, Stravinsky, moi-même : et dans chaque auteur une manière par an ou par œuvre).
Le sujet, le poème de chacune de ces périodes correspondant évidemment à l'essentiel de l'homme à chacun de ses âges ; comme les successives écorces d'un arbre, se détachant par l'effort naturel de l'arbre à chaque époque.
Raccourci bio
Né à Montpellier en 1899, Francis Ponge est élevé au sein d'une famille protestante aisée, et connaît une enfance agréable. Ses études supérieures sont un véritable échec : il ne parvient à obtenir ni sa licence de philosophie ni son entrée à l'Ecole Normale, or ces déceptions ne l’éloigneront pas de la littérature ou de l'écriture. Il partage son temps entre son travail et l'écriture.
Militant communiste, délégué syndical, il perd son emploi lors des grèves de 1936 et quitte Paris en 1940 pour entrer dans la Résistance. Le Parti pris des choses (1942), pose les éléments essentiels de sa vision poétique, différente de celles des surréalistes, et des autres grands poètes Saint-John Perse et René Char : Ponge dissèque les objets, en abolissant la frontière entre le mot et la chose qu'il désigne. Il se fait le poète du quotidien, matérialiste, sensualiste, sous la plume duquel L'Huître, Le Savon, La Pomme de terre ou La Cruche deviennent littérairement et littéralement palpables.
Devenu professeur après la guerre, il écrit poèmes et essais en parallèle, (Méthode, La Fabrique du pré, La Rage de l'expression, Le Grand Recueil).
Considéré par Jean-Paul Sartre et Philippe Sollers comme l'un des auteurs majeurs de la poésie contemporaine, Francis Ponge a eu le Grand prix de poésie de l'Académie française en 1984.
Sa biographie détaillée :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Ponge